Arts textuels

Ma galatée

Angelina Poulin - Gagnante du concours Été 2022, catégorie Arts textuels

Elle est de toute beauté. J’en ai un peu peur. Ses yeux clos cachent la promesse des plus beaux cieux, j’arrive presque à les voir. Ses reins semblent s’offrir à mes mains, ses lèvres sont prêtes à accueillir les miennes. Il n’y a qu’une chose que je n’ai pas su lui insuffler : la vie. Sa peau n’est pas réchauffée par le sang qui la parcourt, ses yeux ne verseront jamais de larmes, ne feront jamais briller d’étoiles en m’apercevant. Ils resteront fermés, délicats comme des pétales dans la quiétude de ma douce. Elle se repose assise, la tête sur les genoux. Elle somnole, rêveuse pour toujours. Elle te ressemble tellement. Prise d’un vertige, je me précipite hors de mon atelier, ferme les lumières, claque la porte. Elle ne te ressemble pas du tout. Ses poumons ne produiront jamais de souffle qui se glisse sur ma nuque. Ses doigts ne parcourront jamais mon échine, ne me donneront jamais de frissons. Elle n’a pas de langue pour me chuchoter sa couleur préférée, ses désirs, ses peurs. Elle ne me quittera jamais comme tu l’as fait.

Je me munis de mon drap le plus large, prends une inspiration, et entre dans la pièce. Il fait sombre. Avant d’apercevoir encore une fois son visage, ton visage,  je la couvre au grand complet. La statue se laisse faire, n’est plus qu’une forme floue sous le tissu. Jurant de ne plus jamais y toucher, je lui tourne le dos et procède à tailler un nouveau bloc de marbre. Je pense à toi, à nous. À ta petite bouche qui carillonnait de si jolies choses. Ton visage qui se chantait devant moi. Tu ne voulais plus être ma muse. Tu traînais avec des gars que tu trouvais dans le fond du quartier. Tu voulais leur plaire. Tu voulais qu’ils te plaisent. Fort fort fort. Mais j’étais là, dans les méandres de tes envies. Tu es revenue à l’atelier, le visage brûlant de bleu, le nez carminé, les larmes en feu. En te voyant, j’ai compris. J’aurais pu détruire l’immeuble, la ville. J’aurais volé la chaleur du soleil pour causer leur fin du monde. Je les aurais fait fondre comme Icare. Je leur aurais arraché les ailes, les reins, les yeux, les… 

Mon maillet s’écrase si fort contre le ciseau que le bout de ce dernier éclate.  Je sursaute, ça ne m’est pas arrivé depuis longtemps. La pénombre s’est déjà faite une place. J’observe cet excès de violence comme un signe qu’il est temps d’aller dormir, alors j'entreprends de ranger mes outils. En marchant rapidement jusqu’au placard, je glisse et m’écrase au sol. Me voilà pataugeant, de tout mon long, dans un liquide que je n’arrive pas à identifier. Inodore et incolore, la chose semble être de l’eau. Je regarde au plafond à la recherche de fuite, mais rien. Perplexe, je vérifie tous les points d’eau de la pièce. Toilettes, éviers, bouteilles d’eau, mais toujours rien. Je finis par remonter la piste jusqu’à la statue. Je lève le drap trempé et te voilà en train de pleurer. Pas toi, mais elle. Elle pleure comme toi cette journée-là. Je ne prends pas la peine de remettre le drap, je me lance hors de mon atelier. 

Le cœur et tous mes organes au bord des lèvres, je m’appuie, haletante, contre la porte. Je ne veux pas te revoir, pas comme ça. 

Le lendemain, dès que l’aube touche ma fenêtre, je me décide. Je dois y mettre fin, donc je retourne la voir. La noirceur qui m’attend derrière la porte ne m’effraie pas, c’est ta silhouette qui le fait. Ton souvenir se glisse sur mes os comme un serpent de velours. Tu es si douce, si froide. J’ouvre à peine qu’une odeur nauséabonde m’assaille. Je tousse, les yeux mouillés. Tout me crie de partir, de ne pas voir ce qui se trouve devant, de ne pas te redécouvrir comme ça. Mes poumons ont envie d’éclater, puis je te vois. Plus d’air, plus rien. Tu es étendue, aussi blême, aussi baignée de sang que cette soirée-là. Ton intérieur répandu sur le plancher semble former des lettres, je n’ose pas lire, je n’ose plus regarder. Je sors. Je barre la porte, je fuis. Encore une fois. Mais je sais que tu es toujours là, à m'attendre.        

Le soleil finit par percer mes brumes matinales. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je n’arrête pas de me dire que j’ai créé ton fantôme de mes propres mains.

Mourir seul

Mai 2011

Les arbres bourgeonnent avec entrain. Ils vivent leur printemps dans le bonheur du renouveau, sans considération pour la mort dans l’ombre, épiant leurs mouvements comme un jaguar sa proie. S’ils pouvaient penser, ils arrêteraient de fleurir à ma vue.  Les voitures s’enfuient de la fenêtre pour ne pas attraper le désespoir qui en suinte. Au moins, l’intérieur me protège de cet extérieur vivant : les bruits sourds de la télévision, rendus inaudibles pour mes oreilles fatiguées ; la vaisselle sale qui s’empile en équilibre précaire menaçant de se fracasser au sol chaque fois que s’ouvre le robinet ; l’odeur de vieille cigarette s’engouffrant dans les narines à chaque faible bouffée d’air. Les murs défraichis mourront avec moi. Comme j’envie les morts. Ils ne souffrent plus de la solitude. Le temps avance lentement lorsqu’on attend la fin... Je voudrais que les murs parlent, qu’ils disent ceux qui sont passés avant, les conversations dérobées, les bonheurs et les tristesses auxquels ils ont pris part. Leur voix serait tremblante et poussiéreuse, affaiblie par les couches de peinture craquelées qui les recouvrent. Le grand tapis sous la table, lui, gronderait les souliers d’une voix grave, comme celle d’un grand-père. Son rouge flamboyant et son air défraichi envahissent l’espace d’un regard bienveillant. Il dirait des mots d’amour à tous ceux qui viendraient marcher en chaussettes. Il caresserait leurs pieds pour les réconforter. Fut un temps où mes pieds sentaient encore la douceur d’un tapis après de longues marches. Fut un temps où mes pieds me portaient jusqu’au bout du monde simplement pour y caresser l’océan. Ils se sont perdus si souvent qu’une carte y est apparue, dessinée par les ampoules cicatrisées.

Août 2011

Qu’est-ce qui est en spécial au Maxi cette semaine? Poivrons, pain, tomates à deux dollars, ah des céréales, je vais mettre ça sur ma liste de la semaine. Ah ben garde donc il y a des blés d’Inde en spécial! Le soleil se couche tard dans l’été des maïs, mais cela ne change rien. L’heure du coucher reste la même. J’aime tout de même sentir le soleil. Si je pouvais mourir, faites-le au soleil. Il fait bon d’être dans les bras du soleil. Que ce soit un moment heureux. Un moment provenant d’une douceur absolue ; une reconnaissance pour la vie.

La vie aurait pu être pire. Jusqu’à ce que mes membres commencent à me lâcher et que même marcher me devienne pénible. Tout est devenu noir. Tout mon corps me crie d’arrêter, de laisser aller. Même si on n’en a plus l’envie, on s’accroche à la vie avec chaque muscle rabougri de nos mains. Ça fait peur, mourir.  Au moins, souffrir, on connait ça.

Il fait soleil aujourd’hui. Je devrais aller sur le balcon.

Juillet 1958

- Qu’est-ce que tu fais?

- J’attrape le cancer.

- Tu m’en passes une? 

La fumée jaillit d’une deuxième cigarette, comme un incendie au clair de lune. Les deux corps se tiennent dans un silence que viennent ponctuer les rares autos des noctambules.

- Pourquoi on est dans la salle de bain?

C’est la plus grande fenêtre de l’appartement, voilà tout.  Le jeune couple observe les autos qui passent en s’interrogeant sur la nature de l’amour. Comment, d’une manière si certaine, peut-on aimer sans crainte? L’amour n’est-il pas que des soucis? Comment imaginer un futur lorsque l’on a grandi dans la haine de la guerre? Lorsque l’homme est bête de sa tête comme de son corps, comment affronter la bête qu’est l’amour? Les cigarettes finies, laissant derrière elles des relents nauséabonds, emportent avec elles la quiétude de la nuit.  

Août 2011             

Quelle teinte de rouge? Peut-être en mélangeant avec un peu de fond de teint.

- Je vais vous rajouter un peu de fond de teint monsieur Lafrance, vous verrez, ça ne paraitra presque pas!

Sur la photo, les lèvres sont pulpeuses et se coiffent d’un sourire discret. Le néon creuse ses traits, mais rien que je ne puisse arranger par deux ou trois coups de pinceau. Oui, c’est décidé, il sera aussi beau qu’une forêt en hiver.

- Avec un peu de porcelaine et de mascara, vous aurez presque l’air de faire des clins d’œil à vos funérailles.  

J’y mettrai quelques touches de couleur aussi. Qui sait si cette allure suivra dans l’autre monde? Quelqu’un doit bien l’y attendre, alors il est primordial que cette réunion ne soit pas embêtée par des soucis superficiels.

- Vous verrez, vous aurez l’air d’avoir 20 ans!

Certains collègues sont aveugles à l’importance de parler aux morts. Les traitent comme des objets. Parlez-leur, racontez votre journée ou écoutez attentivement leur silence. Ils ont tant à dire. Après tout, c’est un parent, un oncle, un frère, alors pourquoi pas le sien? Les histoires qu’ils racontent surpassent à chaque coup des soirées devant la télévision.

- J’ai terminé le maquillage. La prochaine étape risque d’être un peu désagréable, je m’en excuse.

Le formol, la pire des étapes. C’est de loin celle qui me dégoute le plus. Je quitte habituellement la pièce à ce moment, mais son récit amoureux n’est pas terminé. Me posant à contrecœur sur le tabouret, je regarde ses veines se vider à la manière de la marée qui descend. C’est un supplice. Armé de patience et oubliant la nausée qui me tracasse, je l’écoute parler de sa muse et des aventures d’un temps révolu. Que c’est beau, le souvenir.

Octobre 1958

Des phares, des freins, un éclair, un impact et une culpabilité qui ne s’effacera jamais de son esprit.

C’est tout ce dont a eu besoin la faucheuse pour retirer l’amour du cœur de Thomas Lafrance et ne lui laisser qu’un goût amer dans la bouche.

Maintenant, il est seul.

 

Juillet 2011

La sonnette annonce l’infirmière qui vient me porter mon repas du jour. Encore du poulet et des patates pilées. Je devrais les étendre sur mes murs, peut-être lanceraient-ils des cris de protestation. Alors, seulement, j’entendrais vraiment leur voix.

- Tout va bien aujourd’hui, monsieur Lafrance?

Encore cette question vide. Non, tout va mal aujourd’hui, comme hier d’ailleurs. La mort n’est pas venue me chercher. Même le poulet dans mon assiette a eu plus de chance que moi. Mourir jeune, voilà le vrai sens de la vie. J’aurais dû mourir jeune. Mourir avant d’avoir mal. Mourir avant que la fatigue ne s’installe. Mourir plein de vie, avec Justine.

- Votre fille est venue vous voir cette semaine! Ça faisait longtemps!

Peut-être, je ne sais pas. Je ne compte plus que les cigarettes et en oublie les jours. Rien n’a d’importance dans l’absurdité du temps. Qu’est-ce qu’être à l’heure si l’on ralentit? Et qu’est-ce qu’être à l’avance si l’on se dépêche?

- Vous ralentissez parfois, dans votre vie?

- Pardon? J’ai pas entendu, Monsieur Lafrance.

- Vous ralentissez?

Plus personne ne sait ce que signifie ralentir. Respirer et s’étendre dans l’herbe imaginaire. Voire s’y arrêter complètement. La plupart des gens ne prennent le temps de ralentir que lorsqu’il est trop tard, lorsque les moments de bonheur n’offrent plus aucun entrain.

- Votre fille m’a dit que vous êtes tombé quand elle était là. Ça vous arrive souvent?

Trois heures au sol parce qu’elle insistait pour s’installer à table au souper. Quelle blague. Ils devraient tuer les vieux au lieu de les laisser passer des heures par terre.  Ce serait moins long, moins cher et beaucoup plus gentil. La prochaine fois que je tomberai, j’y resterai.

- Monsieur Lafrance? Vous m’entendez? Prenez au moins quelques bouchées, sinon vous continuerez à vous affaiblir.

Quelle fatigante celle-là! Si la faim ne vient pas, je ne mange pas. Quel est le problème? Tous ces gens pensent qu’une vie longue est une vie heureuse, ils n’y comprennent rien. Moi, je sais.

Août 2011

Le soleil, l’attente et un corps fatigué des jours.

Elle n’aura pas été aussi généreuse cette fois.

 

Juillet 1958 

La fraicheur du gazon sommeille encore dans l’attente de la nuit. Les restants de pique-nique nourrissent des écureuils curieux pendant que les deux amoureux se séparent une unique cigarette. L’humidité du sol commence à atteindre les jeans épais de Thomas, dont la peau emprisonne encore le soleil ardu d’une canicule. Accotés contre la pierre d’un certain Jean-Claude Touligny, du haut du cimetière de Côte-des-Neiges, ils soufflent tous les trois les couleurs au ciel de huit heures, lui qui anticipe déjà l’heure de disparaitre.

Il donne à son visage des formes rondes et saines, mais les quelques coupes de vin de Thomas arrondissent tout le corps de Justine et le laissent dans l’attente de la nuit. Il voudrait être les ombres sur son corps. Vivre sur elle à perpétuité.

- Tu penses qu’on sera enterré ici?

- J’aime bien la vue d’ici.

 

Septembre 2011

- Tu es venue.

- Je n’aurais jamais manqué tes funérailles.

J’ai finalement pu présenter à Justine ces quelques personnes qu’elle n’a pas connues. La salle est pleine de visages que je ne reconnais pas, de mots doux et d’yeux humides. Mais mon cadavre sourit. J’ai retrouvé l’amour, je veux qu’ils le comprennent par ce sourire.

- C’est l’infirmière qui m’a trouvé.

La cérémonie est simple, comme je l’ai souhaité. Je ne laisse rien derrière moi, car tout ce dont j’ai besoin m’attendait déjà de l’autre côté.

- Papa? Papa si tu m’entends je veux te dire merci.

Je t’entends ma fille et je t’aime.

 

Août 2011

- Tu étais où?

- Désolée, je suis restée un peu plus tard au travail.

- Encore ton vieux bonhomme?

- Ouais, Monsieur Lafrance, il est décédé aujourd’hui. Je…

- On a commencé le souper sans toi.

Toute la journée, j’épuise mon cœur à force de regarder la vie et la mort faire comme bon leur semble. Elles sont si volubiles, mais jamais je ne pourrai m’en désensibiliser. L’image de Monsieur Lafrance, assis sur une chaise de balcon, seul et paisible, ne s’efface pas de l’esprit d’un seul revers de la main. J’ai souri, il devait être heureux maintenant.

« Je suis là, Monsieur Lafrance. », dis-je en lui prenant doucement la main. « La mort, ce n’est pas quelque chose qu’on fait seul. Je suis là maintenant, vous pouvez partir sans crainte. Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de vous. Vous pouvez arrêter de vous battre maintenant. Je m’occuperai de parler à votre fille. Je serai douce, c’est promis. »

Il me manquera, mais il était prêt. Pour la première fois, je l’ai pris en pleine dégustation de la vie. Le soleil sur sa peau, la chaise berçante et la douce musique qui avait oublié de le visiter depuis des mois.  

En dépit de tout, il avait enfin retrouvé un sourire sur ses lèvres.

Charpente Pleine Conscience

Geneviève LAGACÉ - Gagnante du concours Été 2020, catégorie Arts textuels

Dans la buée de la fenêtre, je trace la première lettre de ton prénom. Un G. Croche, tordu, discordant. À ton image, il bave sur ma peau, laissant derrière lui une longue traînée de brûlures et des excuses comme des miroirs vides. Dehors, les arbres s’enragent. Les volets claquent. La maison pleure des larmes de goudron et j’essaie d’assourdir son cri, écho insoutenable que me réverbèrent nos souvenirs. En vain.

Entre ces murs défraîchis, je ne tourne pas rond. J’efface ton initiale de mon poing fermé, tremblant. La bouilloire siffle. Je sursaute.

sur une poche

de thé millénaire j’imagine

tes yeux fondre dans

l’eau ardente

Comme des mobiles au-dessus de ma tête, nos spectres dansent. Ils surveillent mon regard qui s’attarde à cette fissure près de la bibliothèque du salon. Celle que tu n’as jamais voulu colmater et qui suinte du temps qui passe comme une écharde. Plus j’y pense, plus je me souviens avoir maintes fois souhaité y mettre le feu; et à cette vieille baraque de bois sec, de bois mort, de papier peint hideux. Mais je n’ai nulle part où aller pour panser mes plaies. Alors, je reste. Je reste, je pense, je trace la première lettre de ton prénom dans toutes nos fenêtres, je l’efface et je compte les mouches affolées par les bourrasques qui s’intensifient; par la pluie qui se métamorphose, qui joue au marteau piqueur sur le toit de tôle, frappe à mon sternum.

Toctoctoctoctoctoctoctoc.

Je n’ouvrirai pas. Tu m’étouffes.

Je dépose ma tasse sur la table basse et m’enroule au creux du fauteuil. Paupières lourdes, paupières closes, scellées, noircies. Le tonnerre gronde. Des éclairs fendent les nuages de glaise, teintent mes veines.

Derrière la bibliothèque, le mur craque, le temps suinte.

Encore.

Source: https://images.pexels.com/photos/761529/pe...

Faux-semblants

Je ne vais pas mentir : je suis heureuse. Je suis arrivée à Manchester-by-the-Sea hier. Il fait beau, le soleil est trop chaud et les gens sourient beaucoup. Moi aussi, je souris. Je parle en anglais avec une voix qui n’est pas la mienne, c’est peut-être les États-Unis qui la transforment. Elle est plus aigüe, comme soulagée de tout le poids habituel, comme s’il était permis de croire, ici, que tout est encore possible, que tout est encore à faire.

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