Susy DESROSIERS
Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme
qu’au fond de la mer. -Victor Hugo
I
pour la première fois
je vois la mer
j’ai douze ans
je sens ma cage thoracique
trop petite
pour l’immensité qui me heurte
des nuées
des effluves de corail
le ciel
la mer
mariage d’un bleu azur
sous un voile blanc
derrière mes paupières
s’entassent
les horizons
embruns
sur la grève de mes yeux
II
debout
sur la côte millénaire
qui monte la garde
je salue aujourd’hui
les terres de galets
le limon
les sables rouges
les beautés littorales
les cairns
les terrasses marines
j’ai les racines
du lichen
une chair d’exil
un pied nomade
l’autre marin
III
de grandes marées
gonflent
mes entrailles
les écumes
éclaboussent
mon âme
amertume
au goût de sel
abysses, ténèbres
épaves
de mes naufrages
à l’èbe
réminiscences
de mes nuits agitées
l’estran de cendre
IV
mi-craie
mi-fusain
au bout de mes cils
une corniche
mes estafilades
emplies de varech
mes lèvres
un gouffre
ma gorge
un fjord
mon ombre
m’échappe encore
flanc d’argile
échine de roc
érodés par les eaux
le ressac
m’emporte
vers le large
V
l’océan murmure
ses airs nostalgiques
poésie
à mes oreilles
j’entends les voix
de mes ancêtres
des marins disparus
celle de mon père
son accent des Îles
les échos
des cages de homards
des salebardes
qui émergent de l’eau
j’entends
la rumeur
que porte la brise
VI
les lames
éclatent
sur la falaise
de mon cœur usé
à chaque déferlante
mes os
se fracassent
ballotée
par la houle
au couchant
sous la nappe de feu
je me confonds
au roulement des vagues
telle une poupée désarticulée
VII
trop souvent
j’ai sombré
dans mes profondeurs
toujours
je suis remontée
à force de brasses
fatiguée
désormais
je me laisse couler
je bois la mer
je suis le flot
je suis le perdant
je suis vaste
de l’océan
qui m’habite