Arts textuels

M

De ce grand rectangle d’herbe, je suis au centre. Entre deux doigts, j’attrape un brin d’herbe. Je lève la main le plus haut possible, je le laisse partir. C’est beaucoup d’air qui le déplace et de toutes les portes qui entourent ce rectangle, c’est la numéro six qu’il vise et qu’il touche. Et le vent frais traverse mon bonnet, il touche la peau de ma tête, un frais si froid, si gelé que ma peau craquera d’une cassure, qu’elle se décollera de par sa glace. Alors je marche vers le six le plus vite possible et j’appuie sur une touche, en face de la lettre M. De mes oreilles j’entends un claquement, suivi d’un son, d’un bruit de silence, un bruit d’une certaine couleur. Il  y a une voix dans ce bruit, elle murmure très bas :

Toute porte est de verre.

Cette phrase, je l’ai entendue des milliers de fois, toujours de la même voix, toujours prononcée par M. Comment savoir, comment seulement comprendre. J’entre comme toujours, pour arriver devant son appartement. Je cogne six fois du poing sur le bois de la porte, une porte qu’aucun œil ne peut percer. Il n’y a aucune réponse, ça veut dire de ne pas partir ; le silence, ça veut dire d’entrer. Et dedans, il y a une chambre. Toujours, je reste une heure sans y aller, jamais je ne reste moins, et c’est au bout de cette heure que j’y vais. Parfois je trouve le lit vide, aujourd’hui j’y vois M, qui n’a aucun mouvement. Et moi, je voudrais lui demander, lui poser une simple question, une seule toute petite question, une question pour M l’immobile, pour M le bloc de pierre :

Est-ce que l’on se verra ?

Une question c’est une réponse. Ne l’ai-je pas entendue, parce que je n’entends plus rien du tout, mais je claque des mains le plus faiblement du monde, pour savoir, et rien que ça je l’entends. Rien d’autre à écouter, rien qui viendrait de M. Je me retourne et je compte faire des pas, jusqu’à sortir de cette chambre, j’en ferai mille, entre chaque pas j’attendrai une minute entière. J’en fais un seul, car juste avant le deuxième, je fais demi-tour en une fraction de temps. M est debout, avec peut-être un sourire, pas vraiment un sourire, presque rien, et même rien du tout, rien que du visage. Je sais qu’il y a un dessin de bouche, mais comment savoir, puisque de ce visage je ne sais rien, puisque je ne peux pas dire.

Chacun face à l’autre, M face à moi, M qui tord tant ses lèvres. Finalement je sors, je cours les escaliers, je traverse l’intérieur, je fends les couloirs de ma vitesse. Je retrouve l’air froid, et je pourrais attendre ici, dehors, le temps qu’il faut pour mourir gelé. Mais comment faire ça devant M, qui est déjà là, au milieu du rectangle d’herbe, dont le visage est si tendre. Elle tient, au milieu de son poing, un brin d’herbe qu’elle vient de lâcher. Il fonce vers moi, d’une seconde à l’autre il me tranchera la peau, il m’attaquera jusqu’au sang. Mais il tombe juste devant mes pieds, il ne laisse aucune blessure.

Ma chère M, que tu es douce.

Je le dis si fort et tu as si bien entendu que tu ne réponds rien. Tu préfères rester avec tout ton visage. Et tes pieds sont enfoncés dans la terre, tes pieds sont sous le sol, tes genoux ne sentent plus l’air, et comme ça je te vois, bloquée que tu es par la terre, et ta peau de glace.

C’était il y a si longtemps et maintenant j’y suis encore, je suis revenu, pour une seule chose, pour pousser la porte de verre, pour me tenir de son côté chaud, sur mes deux seuls pieds. C’est la seule porte que je connaisse, c’est la numéro six, c’est celle-ci. Je ne peux pas être plus proche, je n’en ai jamais traversé d’autres, elle s’ouvre et se ferme et à travers cette porte je vois une bosse de terre au plein milieu des herbes.