Regards critiques

Femme vorace

Catherine DUMONT-LÉVESQUE - Gagnante du concours Été 2021, catégorie Regards critiques

Dans L’Avalée des avalés, Einberg dit ceci à propos de sa maîtresse : « Elle traite son vagin comme son ventre. Quand il a faim, elle le nourrit. » Quelque chose comme ça. Cette phrase m’a fait l’effet d’une claque lorsque je l’ai lue. C’était comme si, pour la première fois, on établissait un lien entre ces deux choses qu’on refuse aux femmes : aimer beaucoup la nourriture et aimer beaucoup le sexe. En retournant cette phrase dans mon esprit, je revois instantanément toutes ces paires d’yeux d’adultes penchées sur ma sœur jumelle et moi, alors que nous étions enfants. Je sens les mains qui nous tâtent, j’entends les voix qui soulignent la délicatesse du corps de ma sœur, et qui soupirent un peu devant la robustesse du mien. Déjà, enfant, j’ai compris que j’avais loupé quelque chose dans l’apprentissage de la féminité. Tant pis! Je n’allais pas entrer dans ses niaiseries-là, me suis-je dit en arborant fièrement ma coupe au bol et en continuant de me sacrer d’avoir un corps. Mais à l’adolescence, quand on est une personne lue comme femme, on n’a pas vraiment le choix de devenir un corps. Le monde entier commence à nous traiter comme si nous n’étions qu’un corps. Devenues disponibles sexuellement, nous sommes arrêtées dans la rue, sifflées, comparées, hélées. Que nous répondions ou non à ces appels, la réponse est toujours la mauvaise. Il faut inspirer le désir à tout prix, mais le refuser s’il s’offre à nous. Et quand on le refuse, on se fait tout de même traiter de salope, un mot qui renvoie directement à notre sexualité. 

Une hiérarchie s’installe rapidement entre les corps adolescents : celle qui est la plus mince remporte tous les honneurs, tandis que la petite grosse rase les murs. Le mot « nourrir » me ramène à ces années de lutte pour essayer de réduire l’espace de ce corps au minimum. Pourquoi les femmes nourrissent-elles les autres depuis la nuit des temps tout en faisant constamment attention à ce qu’elles-mêmes mangent? Toutes les femmes ne sont-elles pas au régime? N’est-ce pas une condition universelle, innée, que cette volonté de maigrir? N’est-elle pas intrinsèque à l’expérience de la féminité? Certaines personnes semblent le croire. 

Mais moi je me demande : pourquoi méprise-t-on à la fois les femmes grosses et celles qui sont prêtes à tout pour maigrir? Personne ne voudrait être traité comme on traite une femme qu’on estime indésirable, c’est-à-dire une femme vorace. 

Le mot « vagin » me ramène à ces années à marcher sur la ligne très fine de la curiosité et de la honte. « Sauter la clôture » s’est fait dans un profond soupir de soulagement. Tant de pression s’en est allée d’un coup, comme pour un examen de maths. La formule était simple, mon corps avait passé le test, un garçon en avait voulu. J’ai eu l’impression, à ce moment-là, d’avoir à la fois gagné et perdu quelque chose. Le sexe avait fait diminuer ma valeur aux yeux de tous, ça allait de soi. En même temps, la confirmation de ma féminité devait absolument passer par le regard des hommes, sinon ça ne comptait pas. Il ne fallait toutefois pas trop prendre goût au sexe. Comme pour la nourriture, il était nécessaire de le consommer avec parcimonie. Car une seule chose est pire que d’être la petite grosse : être celle qui porte l’étiquette de la « pute ». Pourquoi dénigre-t-on autant les femmes qu’on dit frigides que celles qu’on estime trop entreprenantes? Pourquoi l’image de celle qui s’offre au sexe est-elle mille fois moins érotisée que celle qui refuse d’abord de se laisser aller? Pourquoi ce devoir de pureté est-il à la fois un fardeau et une garantie de respectabilité? 

« Vagin », « ventre » et « nourrir » m’évoquent aussi des émotions heureuses. Je repasse dans ma tête ces années de travail à déconstruire les absurdités apprises trop jeune. Je revois le visage des hommes que j’invitais à mon appartement, quand j’ai habité seule pour la première fois. Cette année-là, j’ai exploré tous mes désirs et je ne me suis pas privée. J’ai tranquillement compris que je pouvais permettre à mon corps de déborder. Qu’il ne serait jamais délicat, frêle ou fragile. Et qu’au contraire, je le voulais puissant, prêt à engloutir l’Univers, à suer de plaisir et à occuper beaucoup d’espace. Je me suis amusée avec des partenaires qui m’aimaient et qui avaient envie de faire déployer ce corps, de le voir prendre de l'expansion. Mon ventre contient cet espace miraculeux où explosent des feux d’artifices, où est digérée une nourriture délicieuse, abondante et dégoulinante. J’ai cessé d’avoir peur que les hommes ne me désirent pas et j’ai cessé d’accepter que les autres commentent mon corps. Le seul avis sur mon apparence physique qui compte à mes yeux, c’est le mien. 

Comme personne ne m’a donné le droit d’être vorace, je n’ai pas demandé la permission et j’ai commencé à l’être. J’ai étanché ma soif dans le corps de mes partenaires et j’ai dévoré tous ces mets succulents que je m’interdisais depuis des années. Je me suis découvert un appétit copieux, insatiable pour les bonnes choses. Comme l’amante d’Einberg, j’écoute mon corps, je l’aime et je le chéris. Je le laisse pousser, et je me dis que c’est un acte ultime de rébellion contre une société misogyne et cruelle pour la santé mentale des gens. Les passants scrutent mon corps quand il fait chaud et que je porte une robe courte ; ils baissent les yeux sur mes jambes poilues. Je soutiens leurs regards ou je les ignore, selon mon niveau d’énergie. Je veux leur faire comprendre que je n’existe pas pour eux. Et je pense que c’est une chose qu’on devrait apprendre aux jeunes filles dès qu’elles entrent dans l’adolescence : qu’elles ne sont pas responsables de ce que les autres pensent de leur corps. Qu’elles peuvent jouir et manger autant qu’elles le veulent, autant qu’elles le peuvent. Toutes les femmes ne sont pas graciles, épilées et fraîches. Elles sont aussi parfois baraquées, velues, sauvages, impolies et voraces. Leur ventre ne devrait jamais être une source de complexes, mais plutôt un espace de découvertes et de plaisir. 

Matrice

Alexandra CAMPEAU- Gagnante du concours Été 2020, catégorie Regards critiques

Carte du ciel

Solange, ma voisine d’en haut, est astrologue. Elle m’a proposé de faire ma carte du ciel. Curieuse de nature, je n’ai pas pu résister. Signe solaire lion, lune en scorpion et ascendant gémeaux. Elle m’a parlé de tout, sauf de mes deux sujets de prédilection, mariage et bébé. En lui demandant, elle a baissé les yeux. Je n’avais jamais pensé à la possibilité que je puisse ne pas avoir d’enfants. Je ne m’étais jamais arrêtée pour me poser la question.

2003

Moi : Qu’est-ce qu’il y a, maman ? De quoi vous parlez ?

Maman : Béa a eu ses premières menstruations.

Moi : Ça veut dire quoi ?

Maman : Ça veut dire qu’elle est devenue une femme, qu’elle peut faire des bébés.

Souvenirs

Chez mes parents, en fouillant sous mon lit, j’ai retrouvé Bébé-mou. À cinq ans, j’étais déjà maman de ce bébé à la tête de plastique et au ventre en mousse. Je changeais sa couche, l’allaitais, lui donnais le biberon, le promenais dans sa poussette, lui mettais de beaux pyjamas et lui chantais des berceuses. À cinq ans, je ne savais ni lire, ni écrire, mais je savais materner.

Encouragement

Ma sœur, Émilie, m’a dit qu’elle n’a jamais connu un tel amour, que sa vie est enfin complète, que ça n’a pas fait mal. Une fois Léa dans ses bras, la douleur est disparue. Elle a accouché, il y a cinq semaines, et elle ne peut toujours pas s’asseoir et marcher normalement. Que c’est relaxant un congé de maternité.



Routine

Je n’ai pas envie de courir porter les enfants au soccer, au ballet, à la natation, au karaté. D’être responsable de quelqu’un à vie. Je suis à peine une adulte, à vingt-trois ans, j’ai encore besoin de mes parents et ce n’est pas près de changer. Je veux faire la grasse matinée le dimanche, me concentrer sur mon travail et être indépendante. Faire l’amour à n’importe quelle heure, conduire une moto, partir à New York sur un coup de tête, faire un échange de maison pendant six mois, visiter un nouveau pays en sac à dos chaque année. Être nomade, sans attache.



Solidaire

Je surfais sur des blogues pour trouver d’autres femmes qui redoutent, comme moi, la maternité, quand je suis tombée sur le site de Véro : « Je n’ai jamais compris celles qui tournent le dos à la maternité, confie Camille*, une mère de deux enfants, âgée de 51 ans. C’est anormal. Nous sommes biologiquement conçues pour enfanter. Pour être une femme complète, il faut donner la vie. » Et un homme ? Peut-il être “ vrai ” sans devenir père ? “ C’est différent ”, admet Camille. »[1] Chère Camille*, je comprends que tu aies voulu garder la confidentialité en changeant ton nom. À dire des choses comme ça, moi aussi je l’aurais changé. Selon toi, je suis anormale et incomplète, ce qui vaudra toujours mieux que d’être ignorante et misogyne. Mon seul regret, dans cette histoire, est de savoir que tes enfants grandiront avec la conviction qu’une femme ne peut s’épanouir sans enfanter, contrairement aux hommes, qui sont libres de se réaliser à travers leur travail, le sport, l’art, la politique et partout ailleurs. Cette mentalité ne fait qu’accentuer l’écart entre les sexes, ne donnant pas les mêmes chances à toustes de s’accomplir. P.S. Un psychologue coûte en moyenne 120$/h. Bonne chance, très chère.

Liste de prénom pour mes futurs enfants (2007) :

  1. Jules

  2. Lydia

  3. Ambre

  4. Blair (Gossip Girl xoxo)

  5. Hugo

  6. Nathan (Les Frères Scott)

  7. Noah

  8. Jacob

  9. Alice

  10. Laure-Lou

  11. Aimée

  12. Jeanne



Pourquoi veux-tu des enfants ?

La réponse semble écrite dans le ciel, mais je ne la comprends pas. « Pour donner un sens à ma vie, éduquer et transmettre mes valeurs, continuer ma lignée, mon sang. » Qu’est-ce qu’il a de si spécial ton sang ? Tu veux faire mieux que tes parents ? Tu penses donner un sens à ta vie en faisant un enfant qui va faire un enfant pour donner un sens à sa vie. Et tu me dis que c’est être généreuse ? La planète se meurt, on vit une crise environnementale, mais on me dit que je suis égoïste de ne pas vouloir créer une autre consommatrice ?



Être femme au quotidien

Un client s’est plaint que je ne porte pas de brassière. Mon cousin a trompé sa femme parce qu’elle n’avait plus le temps de s’arranger entre son travail, les devoirs, le souper, le bain, la vaisselle et les lunchs. Il revenait suant de ses games de basket et elle n’avait pas envie de le sucer, elle voulait dormir. Mon voisin a assisté à l’accouchement de sa femme, il m’a confié qu’aucun homme ne devrait voir ça, qu’il ne la désire plus et la voit seulement comme une mère. Nos corps comme des biens publics, des parures.

M’habiter

J’aime mon corps, je me trouve belle et séduisante. Je ne veux pas de vergetures, de péridurale, de césarienne et d’accouchement. Je ne veux pas que mon corps change en mettant au monde un enfant. Je veux être femme sans avoir à être mère. Je veux continuer de me sentir sexy et ce n’est pas superficiel de choisir de me sentir bien. Même si c’est naturel, même s’il peut donner la vie. Si un jour je choisis de devenir mère, j’adopterai, je serai marraine ou j’aurai des chiots. Mon corps, c’est mon cocon et je veux apprendre à l’apprivoiser seule.

[1] STANTON Danielle, Ces femmes sans enfants par choix, Véro, https://veroniquecloutier.com/oser-etre-soi/ces-femmes-sans-enfants-par-choix, le 14 Août 2014.

Source: https://www.pexels.com/photo/silhouette-of...

Le corps fragile de l’écrivain.e. L’atelier corporel d’écriture et le questionnement identitaire.

1. François Bon, en parlant de l’enseignement d’une méthode pour des ateliers d’écriture développés dans différents secteurs sociaux, met en avant leur dimension éthique. Pendant un atelier, « [n]ous assumons collectivement la responsabilité que les mots ne soient pas un amusement séparé du monde, mais portent une charge d’être vitale » (Bon 2000, p. 19). En explorant la puissance du langage, on se distancie de soi, on cerne en nous-même un « être », « ce qui va nous guider » (Idem) dans la création. S’il y a un acte créateur, il y a une personne. On crée au nom de cette personne. On assume nos actes et la « mise en mouvement de l’être dans ce qu’il dit et par ce qu’il dit » (Idem).

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