Arts textuels

Faux-semblants

Je ne vais pas mentir : je suis heureuse. Je suis arrivée à Manchester-by-the-Sea hier. Il fait beau, le soleil est trop chaud et les gens sourient beaucoup. Moi aussi, je souris. Je parle en anglais avec une voix qui n’est pas la mienne, c’est peut-être les États-Unis qui la transforment. Elle est plus aigüe, comme soulagée de tout le poids habituel, comme s’il était permis de croire, ici, que tout est encore possible, que tout est encore à faire. Quand je dis quelque chose que je ne pense pas, je dis que j’ai mal compris, I’m sorry, my English is so bad, en ne le pensant pas vraiment. Je me sens loin de chez moi, loin de moi et je suis bien. 

Je regarde la mer en me laissant brûler au soleil et je pense à Francis Ponge et à ce qu’il a écrit sur l’eau. Je regarde la mer et je suis rassurée parce que c’est tellement grand. Je me dis que je devrais vivre près de l’eau, pour qu’en un coup d’œil, mes angoisses soient apaisées. Quand je regarde les immeubles, à Montréal, j’ai peine à respirer devant la fixité des choses. Tous les jours, à 11 h 11, je ferme les yeux et je souhaite que lorsque je les ouvrirai, les édifices se seront déplacés. 

J’ai faim. Je trouve un petit café presque désert près de la plage. Le serveur me sourit. 

-    Hi, I’ll have a latte, please. And a croissant.

-    It’ll be 8,50. 

Il ne cesse de me regarder en préparant mon café, il sourit bêtement. Il doit chercher quelque chose à me dire, ou c’est peut-être mon accent qui l’amuse. 

-    So where are you from?

-    Québec. I guess I don’t sound « American ». 

-    I like your accent, it’s very cute. 

Je serais bien restée plus longtemps à lui sourire et à parler avec un accent que j’exagère, mais je retourne près de l’eau. 

-    Miss! You forgot your croissant. 

Le serveur m’a suivie en courant. Il vient de terminer son quart de travail. Il peut marcher avec moi. Tant mieux. On parle un peu. Je cherche mes mots, je bafouille. Il ne comprend pas un mot de français, à part peut-être « bonjour », mais je n’en suis pas certaine. La première chose que j’apprends à dire dans une langue étrangère, c’est « Je veux ». Puis j’apprends comment nommer plein de choses que je veux. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça; je n’ai pas envie de lui enseigner le français. Nous sommes arrivés à la plage. Le petit rocher sur lequel j’étais assise est encore libre. Je veux me dépêcher d’y retourner. Je lui dis que je dois y aller. Il me demande mon numéro, il a l’air d’être quelqu’un de bien. Je lui donne le numéro d’une amie. 

 

Je reste là tout l’après-midi et je suis bien. Je ne pense pas à ma vie, à toutes ces choses que je devrais avoir en tête : mon travail, ma famille, les plantes à arroser, l’article sur Ponge à remettre. Ou plutôt j’y pense, mais juste pour m’amuser du fait qu’ici, je suis trop loin pour m’en soucier. Ici, je peux arrêter de penser à l’article et recommencer à penser à Ponge. Il commence à faire froid, je retourne à l’hôtel. 

Je regarde dehors, par la fenêtre, mais je ne vois que mon reflet. Je vois mon visage. J’attrape ma lèvre et la tire le plus loin que je peux. Je fais la même chose avec ma joue, mon nez et mes sourcils; même en déplaçant mon visage, je reste déçue. Je ne suis pas Picasso, penserez-vous. Mais moi je crois que Picasso lui-même ne pensait pas qu’il était Picasso. Je regarde mon visage et je me dis que je serais plus belle en pleurant sur une toile. Je dois retourner au Québec demain.  

Je me réveille en retard. Je voulais partir tôt pour arriver à temps au rendez-vous qui ne manque pas de m’attendre, à Montréal. Je n’ai pas envie de conduire vite, je regarde les plaques des voitures sur l’autoroute. Massachusetts, Vermont, New Jersey, Maine, Connecticut, New York, Ohio, Texas. Il y en a de partout, on dirait. Je ne sais pas si ces gens sont venus ici pour ne pas être chez eux, eux aussi. Il fait beau, j’ai mes lunettes de soleil et j’écoute Charles Aznavour chanter comment la vie était tellement mieux avant. 

La route est belle, entre le Massachusetts et le Québec. Je regarde le paysage. Et puis enfin : « Vous arrivez au Canada. Les véhicules peuvent être requis d’arrêter. » Ou quelque chose du genre. Je ne regarde pas vraiment l’affiche. Il n’y a presque personne aux douanes, ce matin. Je ris avec le douanier lorsqu’il me demande ce que je fais dans la vie et que je réponds « J’étudie la littérature française », mais je ne pense pas que nous rions pour les mêmes raisons. 

Je m’énerve contre les gens qui conduisent lentement sur la voie de gauche. J’essaie de leur expliquer que c’est une voie de dépassement lorsque je passe à côté d’eux, mais je crois que c’est peine perdue. Certaines choses ne changent pas. Tant pis. Mais je suis en retard et je dois encore me changer et arroser les plantes avant de repartir. Je trouve un stationnement assez près de chez moi. Je cours jusqu’à mon appartement. 

Je mets beaucoup de maquillage, du parfum et des vêtements trop chers, plus pour me cacher que pour me mettre en valeur. Et, comme chaque fois que je dois me presser pour aller quelque part, mon linge ne me fait plus. Tout ce que j’essaye me fait paraître grosse, laide et malade. Alors je rajoute du fond de teint et je change de vêtements, et j’angoisse à l’idée que je serai la fille que tout le monde voit trop. 

J’arrive en retard, mais le retard ne me dérange vraiment que chez les autres. La secrétaire est agacée, elle me dit que monsieur Julien est très occupé et qu’habituellement, quand on arrive avec plus de cinq minutes de retard, le rendez-vous est annulé. Je ne comprends pas pourquoi. Mon rendez-vous n’a qu’à être plus court. Je souris et je lui dis que je suis désolée. Elle me dit qu’il m’attend dans son bureau, comme si elle me faisait une faveur en me laissant y aller quand même. 

-    Vous pouvez vous asseoir.

Il dit ça doucement, gentiment. Comme si j’étais un animal à apprivoiser. Comme si j’avais l’air de craindre quelque chose, ou quelqu’un, lui ou peut-être même moi. Il sourit beaucoup. Il sourit trop, je trouve. Je suis toujours impressionnée par les gens qui ne se donnent pas la peine de faire un effort vestimentaire, comme s’ils n’ont pas besoin de ça, comme si ce qu’ils vont dire, ou faire, ou même seulement être, suffira de toute façon. 

-    J’aime mieux rester debout. 

En plus, la chaise n’est pas confortable. Il me fixe longtemps. Je pense que c’est lui qui devrait parler. 

-    Est-ce que ça fait longtemps que vous faites ça? 

-    Cinq ans cette année. 

-    Et ça vous plaît? 

-    Non, je m’ennuie.

Dans les faits, ce n’est pas vraiment ce qu’il dit. Il l’aime affreusement, son petit bureau. Il m’arrive de penser qu’il n’y a que moi qui m’ennuie. Je viens le voir pour pouvoir cesser de faire semblant et voilà qu’il se révèle heureux, comme tout le monde. Je ris quand il rit.  

-    Oui, vous devez être très bien ici. J’imagine que c’est tranquille.

C’est ma stratégie : je ne le laisse parler que pour répondre à mes questions, ça me donne le temps de trouver une autre question dont j’oublierai la réponse. Ça continue ainsi pendant longtemps – une heure, pour être précise. De temps à autre, mes yeux rampent furtivement de la fenêtre à l’horloge. Je regarde les aiguilles s’attarder, insouciantes, sur le cadran. Elles prennent leur temps et semblent même le ralentir. Et puis : « C’est bien, nous avons progressé (encore le petit ton rassurant). J’aimerais vous revoir. La secrétaire pourra vous donner un rendez-vous pour la semaine prochaine. » Je le remercie et je vais voir la secrétaire.  

Le ciel est déjà noir quand je sors de la clinique. Je marche vite parce qu’il fait froid. Je respire très fort et j’imagine des formes dans la buée qui sort de ma bouche. Je m’amuse de ce qu’Hermann Rorschach en aurait pensé. Et puis, entre un lapin et deux personnes qui s’embrassent, je vois un homme assis par terre qui me dévisage. Il sourit. Je tremble. Sa bouche est comme un trou béant qui mange sa figure. Il devrait la garder fermée. À sa place, j’aurais peur de disparaître. 

La rue est déserte, il se fait tard. Je marche plus vite et je ne veux pas me retourner, je le fais quand même. Il me suit. « Attends, ma belle. J’ai tellement faim, t’as pas un peu d’argent pour moi? Ou quelque chose d’autre. » Il m’attrape le bras pour m’arrêter. Il sent l’alcool. Je lui dis que je suis désolée, je veux seulement qu’il me touche plus. Il serre mon bras, m’empêche de partir. J’ai mal. Il saisit mon autre bras. Je suis importante pour lui, même si ce n’est que pour un billet de cinq dollars. Il me veut. J’essaye de me dégager pour mieux sentir qu’il me retient. J’espère avoir une marque à l’endroit où ses doigts s’enfoncent dans ma peau. Il n’en sera sans doute rien; ma veste est épaisse. Mon cœur bat si fort que j’entends à peine autre chose. L’homme est tellement proche, et il se rapproche encore quand quelqu’un arrive derrière nous. Il me lâche sans prévenir, brutalement. Je continue mon chemin en faisant comme si j’étais soulagée.

Source: https://unsplash.com/photos/vJAIdCULvIc